Charles avait même prévu des marches et une rambarde façonnée «datcha russe» pour faire sécher les serviettes et s'y accouder pendant les interminables concours de plongeons qui allaient suivre...
Avait encore cogité pendant la nuit et le lendemain, avait grimpé dans un arbre avec Sam et tendu un filin d'acier entre les deux rives.
C'est ce que l'on aperçoit sur la troisième page.
Cette espèce de poignée bizarre bidouillée avec un ancien guidon de bicyclette : la tyrolienne des enfants.
Était retourné une troisième (!) fois chez BricoTruc et avait rapporté deux échelles plus solides. Ensuite, avec les autres « grands », avait passé le reste de la journée alangui sur leur chic plage de bois et encouragé des tas de ouistitis qui leur passaient au-dessus de la tête en hurlant Banzaï! avant de se laisser choir au milieu du courant.
- Il y en a combien? fit-il éberlué.
- Tout le village, souriait Kate.
Il y avait même Lucas et sa grande sœur...
Ceux qui ne savaient pas nager étaient désespérés.
Mais pas très longtemps.
Kate ne supportait pas les enfants désespérés. Était allée chercher une corde.
Ceux qui ne savaient pas nager ne se noyaient donc qu'à moitié. On les ramenait vers le bord et on attendait qu'ils se soient remis de leurs émotions et de toutes ces tasses bues avant de leur permettre d'y retourner.
Les chiens jappaient, le lama ruminait et les araignées d'eau déménageaient.
Les gamins qui n'avaient pas de maillot de bain étaient en slip et les slips mouillés devenaient transparents.
Les plus pudiques réenfourchaient leur vélo. La plupart revenaient avec un maillot et un sac de couchage sur leur porte-bagages.
Debbie, elle, assurait les goûters. She loved le four à pâtisserie de l'Aga.
Les dessins des pages suivantes ne montrent que cela : des silhouettes de petits Tarzan entre ciel et eau accrochés à un vieux guidon. A deux mains, à une main, à deux doigts, à un doigt, à l'endroit, à l'envers, à cochon pendu. A la vie. A la mort.
Mais aussi Tom dans sa barque pour récupérer les plus sonnés, des dizaines de sandales et de baskets alignées sur la berge, des taches de soleil pétillant sur l'onde à travers les branches d'un peuplier, Marion assise sur la première marche tendant un morceau de gâteau à son frère, et un grand benêt derrière elle qui allait bientôt la pousser en ricanant.
Son profil, pour Anouk, et celui de Kate, pour lui.
Esquisse rapide. N'osait pas la dessiner trop longtemps.
Fuyait les discours des assistantes sociales.
C'est Alexis qui était venu chercher sa couvée.
- Charles?! Mais qu'est-ce que tu fais là?
- Ingénierie offshore...
- Mais tu... Tu es là pour combien de temps?
- Ça dépend... Si on trouve du pétrole sous la rivière, encore un petit moment je pense...
-Viens donc dîner à la maison un soir!
Et Charles, le gentil Charles, répondit que non.
Qu'il n'en avait pas envie.
Alors que l'autre s'éloignait en refilant le camouflet à ses gossesy qu'est-ce que c'était que toutes ces marques sur vos cuisses? et qu'allait dire Maman? et ton maillot qui est troué et où sont tes chaussettes et mesquinini et mesquiniania, se retourna et comprit que Kate l'avait entendu.
Vous ne m'avez toujours pas raconté votre histoire... disait son regard.
- J'ai une bouteille de Port Ellen dans mon cartable, lui répondit-il.
- Non ?
- Yes.
Elle remit ses lunettes en souriant.
Ne s'était jamais baignée et encore moins mise en maillot de bain.
Les avait bien eus...
Portait de longues liquettes blanches en toile de coton, fendues très haut et auxquelles manquaient toujours plusieurs boutons... Charles ne la dessinait pas elle, mais ce qu'il y avait derrière elle pour pouvoir la mater tranquillement. Beaucoup des dessins de ces pages-là prennent donc appui sur sa peau. Regardez bien le premier plan, on aperçoit toujours le haut d'un genou, un bout d'épaule ou sa main posée sur la rambarde...
Ce joli garçon, là ?
Non, ce n'est pas Ken. C'est son boy-friend de mille neuf cents ans.
Les deux pages suivantes ont été arrachées.
C9était le même embarcadère et la même tyrolienne mais mis au propre et consciencieusement cotés.
Pour Yacine. Qui les avait envoyées à la rédaction du magazine Sciences et Vie junior à la rubrique « Concours Innovez ».
- Regarde... lui avait-il dit un soir en grimpant sur ses genoux.
- Oh, non, avait gémi Samuel, y va pas recommencer... Ça fait deux ans qu'il nous gonfle avec ça...
Et puisque Charles, comme d'habitude, ne comprenait rien, Kate intervint :
- Tous les mois, il se précipite sur cette page-là pour savoir quel petit génie forcément moins malin que lui a gagné les 1 000 euros...
- 1 000 euros... languit l'écho, et elles sont toujours nulles leurs inventions... Regarde, Charles, il faut envoyer, lui prit le magazine des mains, «le prototype d'une invention originale, utile, astucieuse voire amusante. Adresser un dossier contenant les schémas et une description précise... ». C'est exactement ce que t'as fait, pas vrai? Alors? Tu veux bien? Tu veux bien?
Les pages avaient donc été envoyées, et dès le lendemain, et jusqu'à la fin des vacances,Yacine et Hideous se précipiteraient au-devant du facteur.
Le reste du temps, se demandaient bien ce qu'ils allaient faire de tout cet argent...
- Tu lui payeras un lifting, à ton clebs! raillaient les jaloux.
Quelques lignes...
Ma chérie, ma puce, ma petite grande, ma téléchargeuse préférée...
Où es-tu ? Que fais-tu ? Du surf ou des surfeurs ?
Je pense souvent à...
Le brouillon s'arrête là. La cloche avait sonné et Charles, encore tout groggy d'elle, avait rejoint les autres en passant par la colline. Le seul endroit où l'on pouvait obtenir un peu de satellite à condition de se tenir sur une jambe, le bras en l'air, et en se contorsionnant vers l'ouest.
Avait entendu sa voix, son rire, des échos vagues et de Pina Colada.
Elle lui demanda quand il allait les rejoindre mais n'écouta pas les bredouillis de son beau-père jusqu'au bout. On l'attendait.
L'embrassa et ajouta :
- Tu veux que je te passe Maman ?
Charles baissa les bras.
« Urgence uniquement» clignotait l'écran.
Que faisait-elle semblant de ne pas comprendre, cette enfant de parents divorcés ?
Qu'il avait pris une garçonnière pour l'été?
But peu ce soir-là et rejoignit sa mansarde bien avant le couvre-feu.
Lui écrivit une longue lettre. Mathilde,
Ces chansons que tu écoutes à longueur de journée...
Chercha une deuxième enveloppe.
Aucun espoir de gagner: N'avait rien inventé d'original et pour la première fois de sa vie, fut bien incapable de fournir un schéma précis.
Paturon, chanfrein, ganache> gorge, ars, boulet, salières> Charles ne connaissait aucun de ces termes et pourtant, ces croquis-là sont probablement les plus beaux de son carnet.
Kate avait emmené les touristes en excursion et il avait travaillé toute la matinée.
Déjeuna comme on le lui avait appris, de quelques tomates tièdes volées au potager et d'un morceau de fromage, puis s'en était allé le long des lisières avec ce livre qu'elle lui avait prêté, «Formidable traité d'architecture... ».
La Vie des abeilles de Maurice Maeterlinck.
Cherchait un joli point de vue pour chasser son spleen.
En effet> cogitait de plus en plus tard dans la nuit, recommençait dix fois ses calculs et se cassait la gueule dans ses pentes à 4%.
Etait un homme en famille sans famille. Avait quarante- sept ans et n'arrivait plus très bien à se situer dans la courbe...
Ainsi il aurait fait la moitié du chemin?
Non. Si?
Mon Dieu...
Et là ? N'était-il pas en train de perdre le peu de temps qu'il lui restait?
Devait-il partir? Où?
Dans un appartement vide en face d'une cheminée condamnée ?
Comment était-ce possible ? Après avoir tant travaillé, de se retrouver si démuni à son âge ?
C'était l'autre morue qui avait raison...
Comme un rat, l'avait suivie jusqu'à la rivière.
Et maintenant?
La corde!
Ça se trouve, la nuit, elle était en train de se taper monsieur Barbie pendant qu'il fabriquait ses lotissements de merde.
Et son entrejambe qui le démangeait...
(Les aoûtats.)
S'adossa à l'ombre d'un arbre.
Première phrase :
«Je n'ai pas l'intention d'écrire un traité d'apiculture ou de l'élevage des abeilles. »
Contre toute attente, dévora ce livre. C'était LE polar de l'été. Tous les ingrédients s'y trouvaient réunis : la vie, la mort, la nécessité de vivre, la nécessité de mourir, l'allégeance, les massacres, la folie, les sacrifices, la fondation de la cité, les jeunes reines, le vol nuptial, le massacre des mâles et leur génie de bâtis- seuses. Cette extraordinaire cellule hexagonale qui «atteint à tous les points de vue la perfection absolue, et [dont] il serait impossible à tous les génies assemblés d'y améliorer rien ».
Hocha la tête. Du regard chercha les trois ruches de René et relut l'un des derniers paragraphes :
«Et de même qu'il est inscrit sur la langue, dans la bouche et dans l'estomac des abeilles qu'elles doivent produire leur miel, il est inscrit dans nos yeux, dans nos oreilles, dans nos moelles, dans tous les lobes de notre tête, dans tous les systèmes nerveux de notre corps, que nous sommes créés pour transformer ce que nous absorbons des choses de la terre, en une énergie particulière et d'une qualité unique sur ce globe. Nul être, que je sache, n'a été agencé pour produire comme nous ce fluide étrange, que nous appelons pensée, intelligence, entendementy raison, âme, esprit, puissance cérébrale, vertu, bonté, justice, savoir; car il possède mille noms, bien qu'il n'ait qu'une essence. Tout en nous lui fut sacrifié. Nos muscles, notre santé, l'agilité de nos membres, l'équilibre de nos fonctions animales, la quiétude de notre vie, portent la peine grandissante de sa prépondérance. Il est l'état le plus précieux et le plus difficile où l'on puisse élever la matière. La flamme, la chaleur, la lumière, la vie même, puis l'instinct plus subtil que la vie et la plupart des forces insaisissables qui couronnaient le monde avant notre venue, ont pâli au contact de l'effluve nouveau.
Nous ne savons où il nous mène, ce qu'il fera de nous, ce que nous en ferons. »
Eh ben... songea Charles, nous voilà pas dans la merde...
S'assoupit en ricanant. Était tout disposé, lui, à produire ce fluide étrange qui nécessiterait de sacrifier ses muscles, l'agilité de ses membres et l'équilibre de ses fonctions animales.
Quel crétin.
Se réveilla dans un tout autre état d'esprit. Un cheval, un grand, un gros, un terrible, broutait à moins d'un mètre de lui. Crut qu'il allait défaillir et fut pris d'une crise d'angoisse comme il en avait rarement connu.
Ne bougeait pas d'un millimètre, clignant seulement de l'œil quand une gouttelette de sueur lui battait les cils.
Au bout de quelques minutes de tachycardie, attrapa discrètement son carnet, essuya sa paume sur l'herbe sèche et traça un point.
« Ce que vous ne comprenez pas, ne cessait-il de répéter à ses jeunes collaborateurs, ce qui vous échappe ou vous dépasse, dessinez-le. Même mal, même grossièrement. Vouloir dessiner quelque chose, c'est être obligé de s'immobiliser pour l'observer, et observer, vous verrez, ce sera déjà comprendre... »
Paturon, chanfrein, ganache, gorge, ars, boulet, salières, ignorait ces mots, et la petite écriture ronde qui les légendait au bas de ces croquis aquarelles et encore tout gondolés de sa transpiration était celle d'Harriet.
- Top! Tu dessines trop bien! Tu me le donnes celui-ci?
Encore une page d'arrachée donc.
Fit un détour par la rivière pour se rincer la couenne et, en se frictionnant avec sa chemise moite, décida qu'il profiterait du départ des autres pour s'éclipser dans la foulée.
Il ne travaillait pas correctement et, à tout prendre, aurait préféré qu'elle le noie vraiment.
Cette vie entre deux eaux le rendait idiot.
Décida de préparer le dîner en les attendant et se rendit au village pour faire quelques courses.
Profita de ce qu'il était de nouveau en terre civilisée pour écouter ses messages.
Marc lui exposait brièvement des tas de contrariétés et lui demandait de le rappeler le plus vite possible, sa mère se plaignait de son ingratitude et lui détailla les bobos de l'été,
Philippe voulait savoir où il en était et lui racontait son rendez-vous avec le bureau d'études de Sorensen, et Claire, enfin, l'engueula vertement devant le monument aux morts.
Se souvenait-il qu'il avait sa voiture?
Quand avait-il l'intention de la lui rendre ?
Avait-il oublié qu'elle partait la semaine suivante chez Paule et Jacques ?
Et qu'elle était beaucoup trop tapée pour être encore prise en stop ?
Pourquoi était-il injoignable ?
Était-il trop occupé à baiser pour penser aux autres ?
Était-il heureux ?
Es-tu heureux ?
Raconte.
S'assit en terrasse, commanda un verre de blanc et appuya quatre fois sur la touche rappel.
Commença par le plus ingrat puis eut grand plaisir à entendre la voix de ceux qu'il aimait.
Goupilla un truc formidable.
Lécha la cuillère en bois, reposa des couvercles, mit le couvert en chantonnant, on a vu souvent, rejaillir le feu> d'un ancien volcan, qu'on croyait et toutes ces conneries. Nourrit les chiens et porta du grain aux poules.
Si Claire le voyait... Ses «tchip tchip» et son geste auguste du semeur...
En revenant, aperçut Sam et Ramon qui s'entraînaient dans la grande prairie dite «du château» en slalomant entre des bottes de paille.
Alla à leur rencontre. S'adossa à la barrière en saluant tous ces ados qui dormaient avec lui dans les écuries et qu'il rejoignait de plus en plus souvent pour d'interminables parties de poker:
Avait déjà perdu 95 euros mais considérait que ce n'était pas cher payé pour ne plus gamberger dans le noir:
Le bourricot n'avait pas l'air très motivé et, alors que Sam passait devant eux en grommelant, Mickaël lui lança : - Mais pourquoi tu le fouettes pas ? Charles se délecta de sa réponse.
Aux vrais écuyers les jambes et les mains, aux impuissants la cravache.
Une telle révélation valait bien une page vierge.
Referma son carnet, accueillit la maîtresse de maison et ses hôtes avec des coupes de Champagne et un festin sous la treille.
-Je ne savais pas que vous cuisiniez si bien, s'émerveilla Kate.
Charles la resservit.
- C'est vrai que je ne sais rien, se rembrunit-elle.
- Vous ne perdez rien pour attendre.
-J'espère bien...
Son sourire traîna très longtemps sur la nappe et Charles considéra qu'il avait atteint là le dernier refuge avant son col. Quelle expression affreuse... Avant son ultime coup de piolet... Ha! Ha! Tu trouves que c'est mieux? Il était de nouveau pompette et s'encordait à toutes les conversations qui passaient sans en suivre aucune. Un de ces quatre matins, la prendrait par les cheveux et la traînerait tout le long de la cour avant de la déposer sur son machin en Téflon pour lui lécher les écorchures.
- A quoi pensez-vous ? lui demanda-t-elle.
- J'ai mis trop de paprika.
Était amoureux de son sourire. Prenait son temps pour le lui dire mais le lui dirait longtemps.
Avait plus de deux fois vingt ans et se tenait face à une femme qui avait vécu deux fois plus que lui. L'avenir leur était devenu une chose terrifiante.
Parce que ce truc formidable avait été formidable en effet, délaissa son carnet pendant quelques jours.
Un seul dessin en témoigne... Et brouillé par un rond de pastis en plus...
C'était le soir et ils étaient tous sur la place du village. La veille, ses Parisiens chéris étaient arrivés en fanfare (cette idiote de Claire avait klaxonné tout le long des chênes...), Sam et consorts brutalisaient le flipper pendant que les petits jouaient autour de la fontaine.
Charles avait fait équipe avec Marc et Debbie et ils s'étaient pris une pâtée monumentale. Kate les avait prévenus pourtant :
- Vous verrez, les vieux vous laisseront gagner la première partie pour vous mettre en confiance and then... they'll kick your ass !!!
Leur ass bien kické comme des couillons de Parisiens et de Ricains qu'ils étaient, biberonnaient des anisettes pour se consoler pendant que sa sœur, Ken et Kate tentaient laborieusement de sauver l'honneur.
Tom, lui, comptait les points.
Plus ils perdaient, plus ils payaient de tournées et plus ça tournait, moins ils repéraient où était ce fucking côchônnay.
C'est Claire qui pointe sur cet unique croquis d'un week-end haut en couleur:
Elle n'est pas très concentrée. Flirte avec Barbie boy dans un anglais sommaire mais imagé : «You tire my bioutifoule chippendale or you tire pas? Bicose if you tire pas correctly, nous are in big shit, you understande ? Show mi, plise, what you are capable to do with your two boules... »
Le super genius, chercheur en atomes de l'atome, n'ender- standait rien du tout à part que cette fille était dingue, qu'elle roulait des joints comme personne et que si elle continuait à s'agripper à son bras pendant qu'il essayait désespérément de sauver son dernière parte, il jette elle dans le fountain, okay ?
Plus tard, et dans un anglais plus précis, Charles lui raconterait ce qu'elle faisait et comment elle était devenue l'une des avocates les plus redoutables de France, et probablement d'Europe, dans sa partie.
- But... What does she do?
- She saves the world.
-No?
- Absolutely.
Ken leva les yeux vers celle qui était en train de déconner avec un pépé tout en crachant ses noyaux d'olive sur la tête de Yacine, et demeura bien perplexe.
- Qu'est-ce que tu lui racontes encore? s'inquiéta-t-elle.
- Ton métier...
—Yes! she said en s'adressant au médusé, I am very good in global warming! Globaly I can réchauffer anything, you know... Do you still live chez your parents ?
Kate riait. Tout comme Marc avec lequel Claire avait fait le trajet pour les rejoindre et qui était d'après lui le système de navigation le plus foireux du marché.
Mais qui avait de la très bonne musique... Tant mieux parce qu'ils s'étaient perdus six fois quand même...
Mangeaient de la ventrèche de porc et des frites très grasses entre deux raclées et avaient réussi avec leurs bêtises et leurs rires, à rapatrier tout le village sous les tilleuls.
C'était le don de Kate, songea Charles.
De créer la vie partout où elle allait...
- T'attends quoi? lui demandera Claire le surlendemain soir, de l'autre côté du pont, avant de charger, elle aussi, des kilos de fruits et de légumes dans sa petite voiture.
Et comme son frère continuait de frotter son pare-brise, lui envoya un grand coup de pied dans le cul.
- T'es trop con, Balanda...
- Aïe.
- Tu sais pourquoi tu ne seras jamais un grand architecte?
- Non.
- Ben parce que t'es trop con.
Rires.
Tom venait de réapparaître, les bras chargés d'ice creams pour les enfants, et Marc ramassait les boules perdues quand Kate annonça :
-Allez! La consolante et après on y va...
Les pépés tirèrent des chiffons de leurs poches en acquiesçant.
- Qu'est-ce que c'est? demanda Charles inquiet, un genre de tord-boyaux?
Souffla sur sa mèche :
- De quoi? La consolante? Vous n'avez jamais entendu ce mot-là ?
- Non.
- Eh bien... Il y a la première manche, la deuxième, la belle, la revanche et la consolante. C'est une partie pour rien... Sans enjeu, sans compétition, sans perdants... Pour le plaisir, quoi...
Charles joua parfaitement et permit à son équipe de gagn... d'honorer ce mot magnifique.
La consolante.
Alors qu'il allait se coucher, saluant tout le monde et laissant sa sœur à ses cours particuliers (la soupçonnait de parler l'anglais beaucoup mieux que cela et de s'inventer des challenges avec sa langue), elle lui annonça :
- T'as raison, va dormir. Il faut que tu sois à onze heures à la gare de Limoges demain matin.
- Limoges? Mais qu'est-ce que tu veux que j'aille foutre là- bas?
- C'est ce que j'ai trouvé de plus pratique pour elle.
- Qui, elle ?
- Comment elle s'appelle déjà? fit-elle semblant de froncer les sourcils, Mathilde,je crois... Oui, c'est ça... Mathilde.
«Les» «plus» «heureuses» «de» «sa» «vie».
Voilà pourquoi.
En revenant avec elle, les trouvèrent tous, encore, de nouveau, et comme toujours, à table.
On se poussa pour leur faire de la place et l'on fêta dignement la nouvelle recrue.
Ils passèrent le reste de l'après-midi au bord de la rivière.
Pour la première fois depuis son arrivée, Charles n'emporta pas son carnet. Tous les gens qu'il aimait sur cette terre étaient autour de lui et il n'y avait rien d'autre qu'il puisse encore rêver, imaginer, concevoir ou dessiner.
Absolument rien.
★★★
Le lendemain, croisèrent Alexis et Madame au marché.
Claire mit quelques secondes avant de se décider à l'embrasser.
Mais l'embrassa.
Gaiement. Tendrement. Cruellement.
Ils étaient déjà loin quand Corinne lui demanda qui était cette fille.
- La sœur de Charles... -Ah?
Se tournant vers le fromager :
- Dites, vous n'avez pas oublié le gruyère râpé comme la dernière fois?
Puis vers son ombre de mari :
- Et qu'est-ce que t'attends pour payer, là?
Rien, il n'attendait rien. C'était exactement ce qu'il était en train de faire.
Il reviendrait le lendemain aux Vesperies sous prétexte de leur emprunter un outil et l'un des enfants lui annoncerait qu'elle était déjà partie.
Charles, qui travaillait avec Marc dans le salon, ne prit pas la peine de se lever.
Tom, Debbie et Ken> après avoir maintes fois repoussé leur départ pour l'Espagne, s'en allèrent aussi.
Et la mère de Kate, arrivée la veille, prit la chambre de Hattie à leur suite.
Hattie qui commençait à se débrouiller très bien au poker et qui, gentiment, laissa sa deuxième chambre à Mathilde...
Deux nuits seulement.
Ensuite, l'autre descendit son matelas dans la sellerie.
Charles qui s'était inquiété de savoir comment la greffe «rate des villes, rats des champs» allait prendre, fut bien vite rassuré. Elle s'était remise en selle dès le deuxième jour, brancha ses enceintes et les pluma tous.
Le savait pourtant, que c'était une grande bluffeuse. Aurait pu les prévenir...
Allait se coucher écœuré en entendant son rire renchérir plus haut que tous les autres.
Un matin qu'ils étaient seuls, elle lui demanda :
- Qu'est-ce que c'est, cette maison?
-Justement... C'est ce qu'on appelle une maison, je crois...
-Et Kate?
- Quoi, Kate ?
- T'es in love ?
- Tu crois ?
- Grave, fit-elle en levant les yeux au ciel.
- Merde. C'est embêtant?
- J'sais pas... Et cet appartement que j'ai même pas vu alors ?
- Ça ne change rien... Mais à propos... Il y a une question que je voudrais te poser...
Il la lui posa et obtint la réponse qu'il avait envie d'entendre.
Se souvint alors de Claire et de son histoire de bienveillance.
Toujours les bonnes conclusions, cette petite maître...
Et les bonnes plaidoiries aussi...
- Charles, tu as reçu une lettre! criaitYacine en bas de l'escalier.
Reconnut l'écriture de sa sœur et la forme d'un CD.
Si la chèvre n'a pas bouffé ton ordi, repasse-toi la plage 18 en boucle. Les paroles ne sont pas très compliquées et avec ta voix de stentor, tu nous feras ça très bien...
Goude leuque.
Retourna le boîtier: C'était la bande originale d'une comédie musicale de Cole Porter.
Le titre ?
Kiss Me, Kate
- Qu'est-ce que c'est? demanda Mathilde.
- Une bêtise de ta tante... sourit-il niaisement.
- Pff... Qu'est-ce que vous êtes gamins tous les deux...
Plus tard, en lisant le livret, apprendrait qu'il s'agissait
d'une adaptation de La Mégère apprivoisée de Shakespeare.
Encore un titre mal traduit... The Taming, l'apprivoisement, le dressage, Of The Shrew est hélas, beaucoup plus hypothétique...
Les quatre pages suivantes sont un catalogue de maisonnettes en bois.
Un matin, Charles avait proposé à Nedra qui passait de longues heures à jouer seule dans les entrailles d'un gros buis derrière le poulailler de lui construire une vraie maison.
Avait obtenu pour seule réponse> un long battement de cils.
- Première règle : avant de bâtir quoi que ce soit, trouver un bon emplacement... Alors suis-moi pour me dire où tu la veux...
Elle avait hésité quelques secondes, cherché Alice du regard\ puis s'était levée en lissant sa jupette.
- De tes fenêtres, tu veux voir le soleil qui se lève ou le soleil qui se couche ?
Etait confus de la mettre ainsi au supplice mais ne pouvait faire autrement, c'était son métier...
- Qui se lève ?
Elle acquiesça.
-Tu as raison. Sud, sud-est, c'est le plus sensé...
Firent silencieusement une grande boucle autour de la maison...
- Ici, ce serait bien parce que tu as un peu d'arbres pour te donner de l'ombre et puis la rivière n'est pas loin... Très important un point d'eau!
Le voyant plaisanter ainsi, se déridait peu à peu, et à un moment même, à cause de ronces à franchir-, s'oublia et lui donna la main.
Les fondations étaient posées.
Après le déjeuner, elle lui apporta son café, comme toujours depuis sa première visite, et s'appuya contre son épaule pendant qu'il dessinait toute la gamme des chalets proposés par la société Balanda &Oe.
La comprenait. Comme elle, trouvait que les dessins disaient mieux que les mots, et pour elle, dessina des tas de combinaisons. La taille des fenêtres, la hauteur de la porte, le nombre de balconnières, la longueur de la terrasse, la couleur du toit et ce que l'on percerait au milieu des volets : des losanges ou des petits cœurs ?
Aurait deviné quel modèle elle allait pointer...
Charles avait vraiment pensé partir mais Mathilde était arrivée, et Kate, entre sa dingo de mère et Mathilde justement, venait de lui remettre un sommet dans la vue. Raison pour laquelle il s'était lancé dans cet enfantillage.
Avait abattu un travail énorme avec Marc et l'avait laissé rejoindre la maison de ses parents avec le plus gros de leurs dossiers dans son coffre. Était obligé à présent, pour trouver d'autres prises, de s'occuper les mains.
Et puis... construire des maisons miniatures lui avait plutôt réussi jusque-là. En cherchant bien, trouverait certainement un bout de marbre dans les granges... Avait cru apercevoir un manteau de cheminée cassé l'autre jour...
Kate fut d'abord contrariée d'apprendre qu'il payait Sam et ses copains mais Charles ne voulut rien savoir. Tout bon manœuvre méritait salaire...
Les copains, plus paresseux que vénaux encore, les laissèrent vite tomber et leur donnèrent l'occasion de mieux se connaître. Et de s'apprécier. Comme il arrive souvent quand on en bave sous le cagna, entre deux fait chier, quelques bières et autant d'ampoules.
Le troisième soiralors qu'ils se déshabillaient sur le ponton, il lui posa la même question qu'à Mathilde.
Charles comprit ses hésitations mieux que personne. Se trouvait exactement dans la même situation que lui.
Une photo est glissée à la page suivante. Il Vavait imprimée bien après son retour et laissée traîner des semaines sur son bureau avant de se décider à la ranger là.
État des lieux de fin de chantier.
État des lieux tout court.
C'est Granny qui l'avait prise et ça avait été épique de lui expliquer comment presser un seul bouton sans se soucier de rien. Poor Granny ne s'y entendait guère en hybrides numériques...
Ils sont tous là. Sur le seuil de la maison de Nedra. Kate, Charles, les enfants> les chiens, le capitaine Haddock et toute la basse-cour.
Tous souriants, tous beaux, tous suspendus aux tremblements d'une vieille dame qui leur refaisait son grand numéro de diva dépassée mais tous confiants.
Ils la connaissaient depuis le temps... A la fin de l'envoi, elle toucherait.
Alice s'était chargée de la décoration (la veille> était allée chercher ses livres et lui avait fait découvrir le travail de Jephan de Villiers... Et c'est ce que Charles appréciait le plus chez ces enfants... Cette façon qu'ils avaient toujours de
Vemmener sur des terres inconnues... Que ce soit les principes de dressage de Samuel, le talent de celle-ci, l'humour grinçant d'Harriet ou les cinquante anecdotes à la minute deYacine... Ils étaient tout à fait conformes par ailleurs, fatigants, réclamants, irrespectueux, pleins de mauvaise foi, chahuteurs, cossards, roublards et se chamaillant sans cesse, mais avaient quelque chose que les autres gamins n'avaient pas...
Une liberté, une tendresse, une vivacité d'esprit (un courage même, parce qu'il fallait les voir accepter toutes les besognes que cette énorme baraque leur imposait sans jamais rechigner ni se plaindre), un goût pour la vie et une sorte de familiarité au monde qui n'en finissait pas de le fasciner.
Se souvenait d'une réflexion de la femme d'Alexis à leur sujet... «Ces petits Mormons...» mais n'était pas du tout d'accord avec elle. D'abord les avait vus s'écharper comme des bêtes autour de manettes de jeux vidéo, passer des après-midi entières à chatter, fignoler leurs blogs ou dépecer le meilleur de YouTube (l'avaient forcé à se cogner tous les épisodes de «Avez-vous déjà vu?») (ce qu'il ne regrettait pas d'ailleurs, n'avait jamais ricané de si bon cœur), mais surtout, n'avait pas du tout l'impression qu'ils s'étaient retranchés derrière leur pont.
C'était exactement le contraire... Tout ce qui palpitait encore venait à eux. Se frotter à leur gaieté, à leur vaillance, à leur... aristocratie... Leurs cours, leur table, leurs prairies, leurs matelas, étaient un défilé permanent et chaque jour amenait son lot de nouveaux visages.
Le dernier ticket de caisse de ravitaillement mesurait plus d'un mètre (c'est lui qui s'en était chargé... d'où cette aberration... s'y serait pris, paraît-il, comme un Parisien en vacances...) et la plage manquait de couler aux heures d'ajfluence.
Ce qu'ils avaient de différent des autres? Kate.
Et que cette femme si peu sûre d'elle, et qui, elle le lui avait confié, sombrait chaque hiver dans une espèce de déprime qui pouvait durer plusieurs jours pendant lesquels elle était physiquement incapable de se lever, ait su donner tant d'assurance à ces gamins orphelins, de père et de mère, comme il fallait le préciser sur les formulaires, lui paraissait... miraculeux.
- Revenez vers la mi-décembre, ricana-t-elle pour calmer 1'Illuminé, quand il fait cinq degrés dans le salon, qu'il faut casser l'eau des poules tous les matins et que nous mangeons du porridge à tous les repas parce que je n'ai plus le courage de rien... Et que Noël arrive... cette merveilleuse fête de famille avec moi toute seule pour faire tout l'arbre généalogique et vous m'en reparlerez, de votre miracle...).
(Mais une autrefois, après un dîner particulièrement déprimant durant lequel nos quatre professionnels de la planète avaient dressé un bilan alarmant, chiffré, irréfutable de... enfin... nous le savons bien... s'était épanchée :
- Cette vie-là... tellement singulière... discriminante peut- être... que j'impose aux enfants... C'est la seule chose qui pourrait m'en absoudre... Aujourd'hui le monde est aux épiciers, mais demain ? Je me dis souvent que seuls ceux qui sauront reconnaître une baie d'un champignon, ou planter une graine, seront sauvés...
Ensuite, élégante, avait ri et dit beaucoup de bêtises pour se faire pardonner sa lucidité...)
Alice s'était chargée de la décoration, donc, et Nedra les avait tous invités à voir son palais.
Inexact. On avait le droit de regarder mais pas d'entrer. Avait même tendu une corde devant la porte. Les autres s'indignèrent mais elle tint bon. C'était chez elle. Chez moi sur cette terre qui ne voulait pas de moi et, à part Nelson et sa maîtresse, personne n'avait droit d'asile.
Vous n'avez qu'à avoir vos papiers..
Charles et Sam avaient bien fait les choses. Le loup pourrait souffler et souffler encore, le bunker tiendrait bon. Les montants prenaient appui dans une chape en ciment et les clous du bardage étaient plus longs que sa paume.
On le voit d'ailleurs sur la photo, qu'elle est un peu stressée...
Quand Granny les autorisa enfin à se disperser, Kate se tourna vers elle :
- Dis-moi Nedra... Tu lui as dit merci à Charles?
La petite hocha la tête.
-Je n'entends rien, insista-t-elle en se penchant.
Piqua du nez.
- Laissez, fit-il embarrassé, je l'ai entendu, moi...
Pour la première fois, la vit en colère :
- Quand même, Nedra, quand même... Deux petites syllabes en échange de tout ce travail, ça ne devrait pas t'arracher la bouche, non ?
Se la mordait.
L'autorité légale, aussi blanche que sa chemise, ajouta avant de s'éloigner :
- Tu veux que je te dise ? Je m'en fous de ne pas rentrer dans la maison d'une égoïste... Je suis déçue. Terriblement déçue.
Elle avait tort.
Le petit mot tant espéré se trouvait à la page suivante et prendrait une forme qui allait tous les laisser sans voix.
Le dessin n'est pas de Charles, il tient sur une double page et ce n'est pas vraiment un dessin.
C'est Sam qui a recopié sommairement le parcours imposé pour le mémoriser.
Des carrés, des croix, des pointillés et des flèches dans tous les sens...
Ainsi nous y sommes... Ce fameux concours à cause duquel il avait dételé...
Troisième week-end du mois d'août... Il n'avait pas encore eu le courage de l'évoquer devant Mathilde mais leurs jours étaient comptés. Sa messagerie était saturée de menaces et Barbara, cette finaude, s'était débrouillée pour trouver le numéro de Kate. Tout le monde l'attendait, une dizaine de rendez-vous avaient déjà été pris et Paris commençait à sentir le collier,pour en revenir au moment qui nous occupe...
Quelques heures auparavant, Sam avait gagné haut la main les derniers éliminatoires et ils bivouaquaient tous de l'autre côté des paddocks.
Quelle expédition...
Ramon et son meneur étaient partis la veille, à leur rythme et pour s'échauffer, et avaient déjà dormi sur place.
- Si tu passes le premier tour, avait déclaré Kate en déposant un panier sous son siège, on te rejoint avec nos sacs de couchage et on campe à la belle étoile avec vous pour vous supporter dans l'épreuve...
-To support is soutenir, not supporter, Auntie Kay...
-Thank you sweetheart, mais je sais ce que je dis... On va vous supporter, ta bourrique et toi, comme on le fait depuis presque dix ans. Ça vous va, Charles ?
Oh, lui... Tout lui allait... Avait déjà la tête dans ses clauses de pénalités de retard... Et puis ce serait une façon de dormir à moins de cent mètres d'elle pour une fois...
Disait ça juste pour dire quelque chose hein ? Avait abandonné ses rêves de grimpette depuis longtemps déjà... Cette femme avait plus besoin d'un ami que d'un homme. Ça y est. Merci. Il avait compris. Bah... Les amis sont moins périssables... Se servait des petites rasades de Port Ellen en douce dans sa chambrette et les buvait à la santé de ce merveilleux copain de vacances qu'il était devenu.
Cheese.
Évidemment, les enfants avaient bondi de joie et filé dare- dare dans leurs chambres, faire le plein de gros pulls et de paquets de gâteaux. Alice peignit une magnifique banderole, Mets la gomme Ramon!3 mais Sam lui fera promettre de ne la sortir qu'en cas de victoire.
- Ça pourrait le déconcentrer, tu comprends...
Tous levèrent les yeux au ciel. C'est vrai que l'autre abruti se braquait pour un brin d'herbe de travers ou un pet de mouche.
On n 'y était pas, sur le podium...
Là, ils sont tous assis en tailleur autour d'un feu et font griller, qui des saucisses, qui des Marshmallows, qui du camembert, qui des morceaux de pain, et leurs rires et leurs histoires se perdent au milieu de ces fumets euh... contrastés. L'arrière-ban a suivi. Bob Dylan fait ses gammes, les grandes filles lisent les lignes de la main aux petites, Yacine explique à Charles que cette toile d'araignée là a été tissée près du sol pour attraper des insectes sauteurs comme les sauterelles par exemple alors que celle-ci, tu vois, là-haut, eh ben, c'est pour les volants... Logique, non? Logique. Et Charles est très friendly avec sa super pote. Après lui avoir confectionné un sandwich club, était allé voler une botte de paille pour lui caler les reins... Sigh...
Kate qui était assez nerveuse depuis l'arrivée de sa mère...
- C'est pour la fuir que nous bambochons tous ici ce soir? lui demanda-t-il.
- Peut-être... C'est stupide, n 'est-ce pas ? A mon âge, d'être encore si sensible aux humeurs de sa vieille mummy... C'est parce qu'elle me rappelle un autre temps... Un temps où j'étais la plus jeune et la plus insouciante... J'ai le blues, Charles... Ellen me manque... Pourquoi n'est-elle pas là ce soir? J'imagine que l'on fait des enfants pour vivre des moments pareils, non ?
- Elle est là, puisque nous parlons d'elle, murmura-t-ïl.
- Et pourquoi vous n'en avez jamais eu, vous?
- Des enfants...
- Parce que je n'ai jamais croisé leur maman, j'imagine...
-Vous repartez quand?
Il ne s'attendait pas du tout à cette question. «Mot» «Mot» «Mots», s'affolèrent ses méninges.
- Quand Sam aura gagné...
Well done^ mon héros. Avait été le chercher loin, ce sourire- là...
★★★
Il était presque onze heures, s'étaient enroulés dans leurs couvertures, veillaient autour des braises «comme des cowboys » et essayaient de déterminer les berceuses de la nuit. Quel était ce cri? Ce chuintement? Ce grattement? Quel oiseau? Quelle bestiole? Et que disait ce lointain braiement?
«Courage, camarades! dans quelques heures nous n'aurons plus à distraire ces stupides bipèdes!»
Et puis une voix, celle de Léo peut-être, a chevroté :
- Vous savez quoi... C'est l'heure de se raconter des histoires d'horreur...
Quelques cris d'orfraie l'y encouragèrent. Se lança dans un truc bien gore plein de viscères et d'hémoglobine avec des martiens cruels et des bourdons transgéniques. Mouaijf... C'était pas encore ça qui les empêcherait de dormir...
Kate, elle, mit la barre très haut :
- Heliogabalus ? Ça vous dit quelque chose ?
Seules les flammes crépitèrent.
- Il y a eu beaucoup de tarés chez les empereurs romains mais lui, je crois que c'était le pompon... Bon, déjà, il a pris le pouvoir à quatorze ans en entrant dans Rome sur un char tiré par des femmes nues... Ça commençait fort... Il était fou. Fou à lier. On raconte qu'il saupoudrait tous ses mets de poudre de pierres précieuses, qu'il mettait des perles dans son riz, qu'il aimait manger des trucs bizarres et cruels, qu'il raffolait d'un ragoût de langues de rossignol, de perroquet et de crêtes de coq arrachées sur des animaux vivants, qu'il donnait du foie gras à ses fauves de cirque, qu'un jour, il avait fait abattre six cents autruches pour manger leurs cervelles encore tièdes, qu'il adorait les vulves de je ne sais plus quelle femelle, que... Bon, j'arrête. Tout ça, ce ne sont que les amuse-gueules.
Même les flammes la mirent en veilleuse.
- L'anecdote que Léo a envie d'entendre, la voici : Heliogabalus était fameux pour les banquets orgiaques qu'il donnait... A chaque fois, ce devait être mieux. Cyest-à-dire pire. Il lui fallait toujours plus de massacres, plus de terreur, plus de viols, plus de partouzes, plus de bouffe, plus d'alcool... Bref, plus de tout. Le problème, c'est qu'il s'ennuyait assez vite... Alors un jour, il a demandé à un sculpteur de lui faire un taureau en métal qui soit creux à l'intérieur avec juste une petite porte sur le flanc et un trou au niveau de la bouche pour entendre les sons qui en sortiraient... Au début de ses nice parties., on ouvrait la porte et on enfermait un esclave à l'intérieur. Quand il commençait à s'emmerder un peu, on demandait à un autre esclave d'allumer un feu sous le taureau et là, tous les invités se rapprochaient en souriant. Eh oui. C'était vachement rigolo parce que le taureau, eh ben... il beuglait.
Gloups.
Silence de mort.
- C'est une histoire vraie? demandaYacine.
- Absolument.
Pendant que les enfants s'ébrouaient dans leurs frissons, se tourna vers Charles et murmura :
-Je ne vais pas le leur dire bien sûr, mais j'y vois une métaphore de l'humanité...
Mon Dieu... C'était un sacré blues qu'elle tenait là... Il fallait faire quelque chose...
- Oui mais... reprit-il assez fort pour couvrir leur dégoût, ce mec-là est mort quelques années plus tard, à dix-huit ans je crois, dans des chiottes, et en s'étouffant avec l'éponge qui servait à se torcher le cul.
- C'est vrai? s'étonna Kate.
-Absolument.
- Comment vous le savez ?
- C'est Montaigne qui me l'a dit.
Elle tira sur sa couverture en plissant les yeux :
- Vous êtes génial...
- Absolument.
Ne le fut pas longtemps. Son histoire à lui, ou comment on retrouvait toujours des ossements en commençant un chantier et qu'il fallait ne le dire à personne sinon l'enquête gâchait le béton prêt à couler et faisait perdre beaucoup d'argent, n'ébranla personne.
Le bide...
Samuel, lui, se souvint du seul cours de français pendant lequel il n'avait pas dormi :
- C'est l'histoire d'un jeune mec, un paysan, qui refuse d'être enrôlé comme morceau de viande dans les armées de Napoléon... Ce truc qu'on appelait l'impôt du sang... Ça durait cinq ans, t'étais sûr de crever comme un chien mais si t'avais du pognon, tu pouvais payer quelqu'un pour aller crever à ta place...
Lui, il a pas un rond, donc il déserte.
Le préfet fait venir son père, il le casse et l'humilie, mais le pauvre bonhomme ne sait vraiment pas où est son fils... Un peu plus tard, il le retrouve mort de faim dans la forêt avec, encore entre les dents, l'herbe qu'il avait essayé de manger. Alors, le vieux prend son gamin sur ses épaules et le porte sans rien dire à personne pendant trois lieues jusqu 'à la préfecture...
Ce connard de préfet était au bal. Quand il rentre sur les coups de deux heures du mat', il trouve le pauvre paysan à sa porte qui lui dit : « Vous l'avez voulu, monsieur le préfet, eh ben, le v'ià. » Ensuite il pose le cadavre contre le mur et il se barre.
C'était plus gouleyant déjà... N'était plus très sûr mais pensait que c'était encore un truc de l'autre Balzac, là...
Les filles n'avaient pas d'histoires et Clapton préférait tenir l'ambiance... Gling, gling. Égrenait des staccato s bien macabres...
Yacine s'y colla :
- Bon, je vous préviens, elle va être courte...
- C'est encore sur le massacre des limaces? s'inquiéta-t-on.
- Non, c'est sur les seigneurs de Franche-Comté et de la Haute-Alsace... Les comtes de Montjoie et les seigneurs de Méchez, si vous préférez...
Grognements chez les garçons vachers. Si c'était intello, merci bien.
Le pauvre conteur, coupé dans son élan, ne savait plus s'il devait continuer.
- Vas-y, siffla Hattie, refais-nous l'adoubement et la gabelle. On adore.
- Non, c'est pas la gabelle justement, c'était un truc qu'on appelait «le droit de prélassement»...
- Ah ouaiiis... Pour installer des hamacs entre les créneaux... ?
- Pas du tout, se désola-t-il, que vous êtes bêtes... Pendant les dures soirées d'hiver, ces seigneurs avaient, j'ouvre les guillemets, «le droit de faire éventrer deux de leurs serfs pour réchauffer leurs pieds dans leurs entrailles fumantes », en vertu, je viens de vous le dire, de ce fameux droit de prélassement. Voilà. C'est tout.
Pas du tout un bide pour le coup. Des «Berk» et des «Nonnn?», des «T'es sûr?» et des «Dégueu... » lui réchauffèrent le cœur tout aussi efficacement...
- Bon, allezy annonça Kate, on ne fera pas mieux ce soir... Time to go to bed...
On commençait déjà à s'énerver contre les fermetures Éclair quand une protestation ténue les stupéfia tous :
- Moi aussi j'ai une histoire...
Non, pas stupéfia. Statufia.
Sam, toujours aussi classieux, dit en plaisantant pour alléger l'instant :
- T'es sûre qu'elle est horrible, ton histoire, Nedra?
Elle hocha la tête.
- Parce que si c'est pas le cas, ajouta-t-il, tu ferais mieux de te taire pour une fois...
Les rires qui suivirent lui donnèrent l'envie de continuer.
Charles regardait Kate.
Comment avait-elle dit l'autre nuit? Numb.
She was numb.
Numb et toute creusée de fossettes aux aguets.
- C'est l'histoire d'un verdfekrr...
- Hein ?
- Quoi?
- Parle plus fort Nedra !
Le feu, les chiens, les rapaces, le vent même, étaient suspendus à ses lèvres.
Se racla la gorge :
- D'un, hum... D'un ver de terre...
Kate s'était agenouillée.
-Alors euh... Un matin, il sort et il voit un autre ver de terre. Il lui dit : Il fait beau, hein ? Mais l'autre ne répond rien. Il répète : Il fait beau, hein ?! Toujours pas de réponse...
C'était coton parce qu'elle parlait de plus en plus bas et personne n'osait l'interrompre...
- Vous habitez par ici? continua-t-il en se tortillant tout gêné mais Vautre restait muet, alors le ver de terre énervé retourne dans son trou en disant : Oh zut j'ai encorelera- makeu.
- Quoi? protesta l'assemblée frustrée. Articule, Nedra! On n'a rien compris! Qu'est-ce qu'il a dit?
Releva la tête, laissa voir une petite moue confuse, sortit de sa bouche la mèche de cheveux qu'elle mâchonnait en même temps que ses mots et répéta vaillamment :
- Oh zut! J'ai encore parlé à ma queue...
C'était très mignon parce que les autres ne savaient pas s'ils devaient sourire ou faire semblant d'être horrifiés.
Pour rompre ce silence, Charles applaudit très doucement. Tous l'imitèrent mais à s'en faire péter les phalanges. Du coup les chiens réveillés en sursaut commencèrent à aboyer, du coup Ramon se mit à braire, du coup tous les ânes du campement le prièrent de se taire. Des jurons, des clameurs, d'autres jappements, des claquements de fouets, des bruits de tôle montèrent de toutes parts et la nuit entière célébra la courtoisie d'un lombric.
Kate était trop émue pour se joindre à cette ola.
Bien plus tard, Charles ouvrirait un œil pour s'assurer que les coyotes n'étaient pas à la porte, chercherait son visage de l'autre côté des cendres, essaierait de discerner ses paupières, les verrait se fendre et le remercier à leur tour.
Peut-être l'avait-il rêvé... Peu importe, se renfonça dans ses plumes himalayennes en souriant de bonheur.
Avait dû croire un jour qu'il bâtirait de grandes choses et serait reconnu par ses pairs, mais les seuls édifices qui compteraient vraiment dans sa vie, il fallait s'y résoudre, c'étaient des maisons pour les poupées...
★★★
Pour une raison encore inexpliquée à ce jour, Ramon ne franchit jamais le dernier gué juste avant la ligne d'arrivée. Celle-là même dans laquelle il avait barboté dix fois déjà...
Que s'était-il passé? On l'ignore. Peut-être qu'une lentille d'eau avait dérivé ou qu'une grenouille facétieuse lui avait fait un pied de nez... Toujours est-il qu'il s'immobilisa à quelques mètres du titre et attendit que tous les autres soient passés pour daigner les suivre.
Dieu sait qu'il avait été bichonné pourtant... Les filles l'avaient brossé, peigné, lustré et flatté toute la matinée «c'est bon, là... avait maugréé Samuel, c'est pas une Polly Pocket non plus... ».
On n'avait pas sorti la banderole, on n'avait pas pris de photos ni mis de lunettes de soleil pour éviter tout reflet fâcheux, on l'avait encouragé avec prudence et serré les fesses douloureusement mais en vain... Avait préféré donner une leçon à son maître... Ce qui était important, c'était de bien travailler à l'école, pas de jouer aux petites voitures entre deux obstacles à la con...
Son maître qui portait pour l'occasion le frac de son arrière- grand-père et était le seul de tous les concurrents à mener sans fouet.
Le plus puissant, quoi...
La seule chose qu'il trouva à dire alors qu'ils se pressaient tous à son chevet, plus désolés les uns que les autres, ce fut :
-Je m'en doutais. C'est un émotif... Hein, mon trésor? Allez, viens, on se casse...
- Et ta récompense? s'inquiéta Yacine.
- Bah... Va la chercher, toi... Kate?
- Oui.
-Thanks for the great support. I appreciate. -You are welcome, darling.
- And it was a fantastic evening, right?
-Yes really fantastic. Today I feel like we're all champions, you know... -We sure are.
- Qu'est-ce qu'ils disent? demandaYacine.
- Qu'on est des champions, lui répondit Alice.
- Des champions de quoi?
- Ben d'ânes, tiens!
Charles se proposa de rentrer avec lui. C'était gentil, mais il était trop lourd... Et puis il avait envie d'être un peu seul...
Il adorait ce môme. S'il avait eu un garçon, aurait choisi exactement le même modèle...
Le dessin qui suit est le seul qui ne soit pas terminé.
Et il y a des cheveux tout le long de la pliure...
Quand il rangerait son carnet dans son cartable après avoir tout empaqueté, son premier réflexe serait de souffler dessus pour les chasser et puis non, les enfermerait là pour toujours.
Comme marque-page.
De celle qu'il avait tournée.
Avait passé la matinée, et toute la journée de la veille, avec Yacine, et obsédé par la construction d'un Patator. Il avait fallu retourner chez BricoTruc une deuxième fois (no comment) parce qu'un tube en PVC ne convenait plus. Maintenant il en fallait un en métal.
Pour le Patator chimique... Celui qui pouvait envoyer un morceau de patate jusqu'à Saturne à condition que la réaction Coca/Mentos soit au point (avec celle bicarbonate de soude /vinaigre on n'allait que jusqu'à la Lune, c'était beaucoup moins drôle...).
Dieu sait que ça les avait occupés, ce truc-là... Il avait fallu piquer des pommes de terre en douce à René, rendre à Kate son super vinaigre de Modène et se faire engueuler encore en plus alors qu'il ne valait pas tripette, retourner dare-dare à la boulangerie parce que ces crétines de filles avaient bouffé tous
les Mentos, empêcher Sam de boire le Coca, prier Freaky de recracher la valve qu'il était en train de mâchouiller, faire des tas de tests, retourner à l'épicerie acheter une canette parce que les grandes bouteilles ne donnaient pas assez de gaz, écarter tout le monde, courir à la rivière se rincer les mains parce qu'elles étaient trop poisseuses pour resserrer le bouchon, retourner une quatrième fois chez l'épicière qui commençait à avoir des doutes (quoique... il y avait bien longtemps qu'elle ne se faisait plus d'illusions sur la santé mentale de cette maison...),parce que le Coca light, ça devrait marcher mieux que le Coca normal et...
- Tu sais, je crois que c'est plus simple de construire un mail en Russie avec Sergueï Pavlovitch, mon petit Yacine... finit par soupirer Charles.
Là, ils reviennent penauds vers la maison. Auraient pu faire dix kilos de frites avec tout ce qu'ils venaient de gâcher et doivent encore vérifier un truc sur Internet.
Kate était en train de couper les cheveux de Sam dans la cour.
-Yacine, c'est ton tour après...
- Mais... On n 'a pas fini notre Patator...
- Justement, fit-elle en se redressant, avec cette tignasse en moins, t'auras les idées plus claires... Et puis laisse Charles un peu tranquille...
Il avait souri. N'osait pas le dire mais commençait à avoir deux grosses patates sous la pomme d'Adam... Était allé chercher son carnet, une deuxième chaise, et s'assit près d'eux pour les croquer.
Yacine se fit ratiboiser, les filles égaliser, raccourcir ou dégrader selon l'humeur et la dernière tendance en cours aux
Vesperies, et des mèches de toutes tailles, et de toutes les nuances, tombaient dans la poussière.
-Vous savez tout faire, s'émerveilla-t-il.
- Presque tout...
Quand Nedra se releva, la coiffeuse secoua son grand torchon-cape et se tourna vers celui qui les crayonnait :
- Et vous ?
- Moi quoi? répondit-il sans lever la tête.
- Vous ne voulez pas que je vous coupe les cheveux à vous aussi?
Sujet sensible. Sa mine cassa net.
- Vous savez, Charles, reprit-elle, je n'ai pas beaucoup de principes ou de théories en ce bas monde... Oui, vous le savez... vous nous avez vus vivre... Et pour ce qui est des hommes, encore moins hélas... Mais il y a une chose dont je suis absolument certaine...
Cliquait sur son Rotring comme un dément.
- Moins un homme a de cheveux, moins il doit en avoir...
- Par... pardon ? s'étrangla-t-il.
- Rasez tout! rit-elle. Débarrassez-vous de ce problème une bonne fois pour toutes!
- Vous croyez ?
- J'en suis sûre.
- Et euh... Vous savez, ce truc de virilité, là... Quand Dalila rase Samson, il perd toute sa puissance et les scalps et...
- Come on, Charlie ! Vous serez mille fois plus sexy!
- Bon... Si vous le dites...
Malheur... Vingt ans qu'il veillait sur sa chétive toison comme une maman poule et voilà que cette fille allait tout ruiner en deux minutes...
Se dirigeait vers le billot quand il entendit ces mots prononcés chirurgicalement :
- Sam, tondeuse.
Misère.
- Kate, laissez-moi tourner la chaise vers la statue du faune... Que je dessine ses jolies boucles pour me consoler...
Son associé revint avec la mallette de torture et les enfants s'en donnèrent à cœur joie en sortant les différentes tailles de sabots :
- Tu lui fais à combien? A cinq millimètres?
- Nan, c'est beaucoup trop long. Fais-lui à deux...
- T'es fouy il va avoir l'air d'un skinl Prends la trois, Kate...
Le condamné ne pipait mot mais n'eut aucun mal à reproduire le gentil sourire narquois du satyre qui lui tenait tête.
Traça ensuite la ligne de son cou, alla jusqu'aux lichens de ses... Ferma les yeux.
Sentait son ventre contre ses omoplates, s'y appuya le plus discrètement possible, baissait le menton tandis que ses mains l'effleuraient, le tâtonnaient, le touchaient, le caressaient, l'époussetaient, le lissaient, le pressaient. Fut si troublé qu'il ramena son carnet plus haut sur ses cuisses et continuait de garder les yeux bien clos sans plus se soucier du bruit de la machine.
Aurait voulu que son crâne n'en finisse pas et était prêt à perdre toute la virilité du monde pourvu que cette crampe délicieuse dure toujours.
Elle posa la tondeuse et reprit sa paire de ciseaux pour le finir en beauté. Et, pendant qu'elle était ainsi devant lui, concentrée sur la longueur de ses pattes, et qu'elle se penchait, lui prêtant au passage sa chaleur, son odeur, sow parfum, il avança la main jusqu'à sa hanche...
-Je vous ai fait mal? s'inquiéta-t-elle en reculant d'un pas.
Rouvrit les yeux, comprit que son public était toujours là, les plus petits du moins, qui attendaient de voir sa réaction quand il se croiserait de nouveau et décida que l'heure était venue d'assurer un ultime point d'ancrage avant de lancer sa dernière corde :
-Kate?
- J'ai presque fini, ne vous inquiétez pas...
- Non. Ne finissez jamais. Pardon, ce n'est pas ce que je voulais dire... J'ai réfléchi à quelque chose, vous savez...
Elle était de nouveau derrière lui et lui rasait la nuque avec un coupe-chou.
-Je vous écoute...
- Euh... Vous ne voulez pas arrêter deux minutes, là?
- Vous avez peur que je vous égorge ?
- Oui.
- Oh God... Qu'avez-vous à me dire?
- Eh bien... J'habiterai seul avec Mathilde à partir de la rentrée et je me disais que...
- Que quoi?
- Que si Sam était vraiment trop malheureux en pension, je pouvais le prendre, moi...
La lame se tut.
- Vous savez, continua-t-ïl, j'ai la chance d'habiter un quartier plein d'excellents lycées et...
- Pourquoi «à partir de la rentrée» ?
- Parce que c'est... C'est la fin de l'histoire qui se trouve dans la bouteille de Port Ellen...
La lame reprit son tour de chauffe.
- Mais vous... Vous avez de la place pour lui?
- Une très jolie chambre avec du parquet, des moulures, et même une cheminée...
-Ah?
- Oui...
- Vous lui en avez parlé ?
- Bien sûr.
- Et qu'est-ce qu'il en pense?
- Il aime l'idée mais il a peur de vous laisser seule... Ce que je comprends d'ailleurs... Pourtant vous le verri...
-Aux vacances?
- Non, je... je comptais vous le ramener tous les weekends...
S'immobilisa de nouveau.
- Pardon ?
- Je pourrais l'attendre à la fin des cours le vendredi soir, prendre le train avec lui et acheter une petite voiture que je laisserais à la gare de...
- Mais, l'interrompit-elle, et votre vie alors ?
- Ma vie, ma vie, fit-il semblant de s'agacer, tant pis pour ma vie! Vous n'avez pas le monopole du sacrifice, vous savez! Et puis, pour cette histoire d'adoption avec Nedra,je ne veux pas vous faire de peine mais ce serait beaucoup plus facile pour vous si vous pouviez justifier d'une sorte de... présence masculine, même factice, à vos côtés... Je crains que ces gens des administrations ne soient encore très vieux jeu... pour ne pas dire, misogynes...
- Vous croyez ? fit-elle semblant de se désoler.
- Hélas...
- Et vous feriez ça pour elle ?
- Pour elle. Pour lui. Pour moi...
- Pour vous, quoi?
- Eh bien... Pour le salut de mon âme, j'imagine... Pour être sûr d'aller au paradis avec vous.
Kate reprit son travail en silence pendant que Charles baissait la tête de plus en plus bas en attendant le verdict.
Il ne le voyait pas mais le sourire du bourreau était sur la lame.
- Vous... finit-elle par murmurer, vous ne parlez pas beaucoup mais quand vous vous y mettez, c'est...
- Regrettable ?
- Non. Je ne dirais pas ça...
-Vous diriez quoi?
De la pointe du torchon lui essuya le cou, souffla doucement et très longuement dans l'interstice de son col, lui fichant des frissons tout le long de l'échiné et des cheveux plein le carnet, puis se redressa et déclara :
- Allez la chercher, cette putain de bouteille... Je vous rejoins devant le chenil.
Charles s'éloigna décontenancé pendant qu'elle montait dans la chambre d'Alice.
Mathilde et Sam s'y trouvaient aussi.
- Dites... J'emmène Charles faire un peu de botanique. Je vous confie la maison.
- Vous partez combien de temps ?
-Jusqu'à ce qu'on trouve.
- Que vous trouviez quoi?
Était déjà en train de descendre les escaliers quatre à quatre pour préparer un panier de survie.
Et pendant qu'elle s'agitait ainsi, ne se souvenant plus où se trouvait la cuisine, ouvrant, retournant, claquant portes et tiroirs, Charles demeurait interdit.
C'était lui, sûrement, mais ne se reconnaissait pas. Il avait l'air plus vieux, plus jeune, plus viril, plus féminin,
plus doux peut-être, et pourtant s'était découvert si rêche sous sa paume... Secoua la tête sans être inquiété par le retombé de ses mèches, leva sa main devant son visage pour se replacer dans une échelle familière, toucha ses tempes, ses paupières, ses lèvres, et tenta de se sourire pour s'aider à s'adopter:
Glissa la bouteille dans l'une des poches de sa veste (comme Bogart dans SabrinaJ (mais sans les cheveux donc...), et son carnet dans l'autre.
Lui prit le panier des mains, y coucha la dix-huit ans d'âge et suivit son index :
- Vous voyez le tout petit point gris là-bas ? dit-elle.
-Je crois...
- C'est une loge... Une petite maison pour le repos de ceux qui trimaient dans les champs... Eh bien, c'est là que je vous emmène...
Se garda bien de lui demander pour quoi faire.
Ne put s'empêcher, elle, de préciser :
- L'endroit idéal pour monter un dossier d'adoption, si vous voulez mon avis...
C'est le dernier dessin.
Et c'est sa nuque...
L'endroit d'elle qu'Anouk avait si furtivement touché et qu'il venait, lui, de caresser pendant des heures.
Il était très tôt, elle dormait encore, était étendue sur le ventre et, de la minuscule meurtrière, un rai de lumière lui révélait ce qu'il s'était désolé de n'avoir pu discerner dans le noir.
Était encore plus belle que ce que lui en avait suggéré sa main...
Remonta la couverture jusqu'à ses épaules et attrapa son carnet. Délicatement, écarta ses cheveux, s'interdit d'embrasser encore ce point de beauté de peur de la réveiller et dessina le plus haut sommet du monde.
Le panier était renversé et la bouteille vide. Lui avait raconté, entre deux étreintes, comment il était arrivé jusqu'à elle. Depuis les parties de billes jusqu'à Mistinguett, retenue entre le bitume et le peu de lui qui palpitait encore ce matin- là...
En lui parlant d'Anouk, de sa famille, de Laurence, de son métier, d'Alexis, de Nounou, lui avoua qu'il l'avait aimée dès la première minute, autour de ce grand feu, et n'avait jamais donné son pantalon à nettoyer pour garder au fond de ses poches, les poussières de bois qu'elle lui avait mises dans la paume en le saluant.
Pas seulement elle, d'ailleurs... Ses enfants aussi... « Ses » avec un «s» pas un «c» parce qu'elle avait beau s'en défendre, si différents soient-ils, étaient tous à son image... Absolument, et merveilleusement, sparky.
Avait cru d'abord qu'il serait trop impressionné, ou ému, pour lui faire l'amour comme il la baisait dans ses rêves, mais il y avait eu ses caresses, ses aveux, ses mots à elle... Les bienfaits de la bouteille et leurs notes de miel, et d'agrumes, à toutes les deux...
Sa vie, son histoire, s'était livré sans retenue et l'avait aimée en conséquence. Honnêtement, chronologiquement. D'abord en adolescent maladroit, puis en étudiant consciencieux, puis en jeune architecte ambitieux, puis en ingénieur inventif enfin, et ce fut le meilleur, en homme de quarante-sept ans, reposé, tondu, heureux, arrivé à un but lointain qu'il n'avait jamais envisagé, encore moins espéré, et sans aucun autre drapeau à planter que ces milliers de baisers qui, mis bout à bout, formeraient le plus précis des emporte-pièce.
Son corps. A émietter. A grignoter; A bâfrer: Ce serait comme elle voudrait...
Sentit sa main chercher la sienne, referma son carnet et s'assura qu'il ne s'était pas trompé dans les perspectives...
- Kate ?
Il venait d'ouvrir la porte.
- Oui?
- Ils sont tous là...
- Qui?
- Tes chiens... -Bloody Hell...
- Le lama aussi.
- Ooooh... gémirent les couvertures.
- Charles ? reprit-elle dans son dos.
Il était assis dans l'herbe. Croquait une pêche de la couleur du ciel.
- Oui?
- Ce sera toujours comme ça, tu sais...
- Non. Ce sera mieux.
- On ne sera jamais tranqu...
Ne put finir sa phrase. Croquait une bouche à la saveur de pêche.